De l'Abstraction...

Avec l'art de Paul Rouillier, qui nous occupe aujourd'hui, nous entrons dans un domaine ou la peinture pure règne sans partage et ou la création n'obéit qu'aux lois rigoureuses d'une esthétique dont l'élaboration s'étend sur près de quarante années de recherches. Ici nulle considération religieuse ou philosophique ne vient infléchir la praxis picturale dans un sens littéralement donné ; au contraire, cet artiste tend à faire abstraction toujours plus de sa propre subjectivité dans le dessein d'aboutir à une peinture aussi objective que possible.

Aux Etats-Unis, ou la création artistique subit beaucoup moins qu'en Europe le poids de la tradition humaniste, une telle conception de la peinture ne présente rien d'exceptionnel, et cela nous révèle déjà les liens étroits de Rouillier avec l'art d'outre Atlantique. Car si nous le voyons, tout au long de sa carrière, très fortement marqué par l'expérience de Piet Mondrian, son évolution le rapprochera cependant de plus en plus des chefs de file du minimal art américain. Ainsi, dans une lettre qu'il m'adressait en 1975, il se situait de la façon suivante dans l'histoire récente de la peinture : « Depuis des années, ce que je peins part de l'abstraction géométrique, avec une évolution vers un art minimal. J'ai toujours jeté un oeil sur Mondrian, puis plus récemment sur Barnett Newman, Ad Reinhardt, Kelly, Noland, etc.. - en gros, sur la nouvelle abstraction américaine" ».

Rappelons brièvement les origines et l'esprit du minimal art tel qu'il s'est manifesté aux états-Unis. En premier lieu, il s'agit d'une réaction contre le caractère subjectif et passionnel de l'expressionnisme abstrait, également de l'influence de l'objectivité scientifique et technologique sur tous les domaines de la pensée et de la créativité humaines, y compris la création artistique. Par sa vie, par l'éclat météorique de sa carrière, par la virulence de ses prises de position, Jackson Pollock avait engagé la peinture américaine dans la voie d'une subjectivité effrénée s'enracinant dans le mythe (fécond à plus d'un titre) de l'artiste visionnaire, du créateur se consumant au feu de la gestation picturale. Conception existentielle de la peinture, l'action painting devait nécessairement appeler son opposé dialectique, le constructivisme objectif ou minimal art, pour lequel Jules Langsner devait aussi inventer, en 1958, le nom de hard-edge, tandis que Michael Sandler allait proposer de son côté, en raison de l'élimination volontaire de toute émotivité subjective dans cette nouvelle direction de l'art, l'expression de cool art.

Dans« Malerei und Graphik der Gegenwart" » (Holle Verlage, 1969), Hans H. Hofstàtter explique ainsi ce retour au constructivisme : « Après le tachisme, on perçoit dans la peinture une évolution qui mène de l'absence de forme postulée par l'informel à un art formellement ordonné. Du point de vue historique, il se reproduit là un processus déjà observable dès le premier quart du siècle : il s'agit du relais aussi bien de l'expressionnisme et de sa peinture spontanée que du cubisme... par les signes fondamentaux, clairs et géométriques, de Malévitch, de Mondrian et enfin de l'art du Bauhaus ». A partir de 1949 en effet, Joseph Albers (un des principaux propagateurs aux Etats-Unis de l'art du Bauhaus) travaille sur sa fameuse série Honneur au Carré, mais c'est l'année suivante, donc en 1950, que le minimal art commence en fait à s'affiner comme une nouvelle tendance importante de la peinture d'outre-Atlantique.

Liberman fait peindre par des ouvriers - pour que la « main » de l'artiste demeure totalement étrangère à l'oeuvre et que celle là ne soit entachée d'aucune subjectivité d'exécution - son célèbre Minimum, tandis que Barnett Newman présente ses toiles divisées par des accents verticaux. En 1952 Kelly compose un tableau en y intégrant des toiles monochromes et exécute la première toile en forme L'année suivante voit apparaître les premiers monochromes noirs d'Ad Reinhardt, ces peintures noires sur fond noir qui seront pour le minimal art américain ce que le carré blanc sur fond blanc de Malévitoh avait été pour le suprématisme russe : une « création-limite » (dans un sens l'équivalent artistique de la "situation-limite' posée par le philosophe existentiel Karl Jaspers), c'est-à-dire un pôle de référence devenant pour des années à venir le lieu géométrique de toute véritable créativité.

En 1957, avec ses « Twelf Rules », Ad Reinhardt va codifier la nouvelle tendance et lui donner une assise théorique. Ces règles constituent également des clés précieuses pour la compréhension de l'oeuvre de Paul Rouillier qui, sans d'abord les connaître, appliquait déjà spontanément à son travail ces principes d'objectivité picturale. « Ni accents, ni automatisme », y lit-on notamment, « Pas de symboles, pas d'images, pas de signes », et surtout, cette exigence de primauté de la conception : « In painting - the idea should exist before the brush is taken up ». Chez Rouillier, cet effort dans le sens d'une pureté toujours plus rigoureuse se traduira par une simplification progressive de l'idiome pictural.

Le stade actuel de cette évolution est caractérisé par l'emploi exclusif du noir brillant (glycérophtalique) et des primaires mates (acryliques) dans des compositions rectilignes à base de quadrilatères et de triangles. La construction s'opère à partir d'une figure géométrique initiale dont les sections, duplications et variations conduisent de façon organique et objective à ces vastes ordonnances qui s'appelleront « Le Meilleur des Mondes » (250 x 185 cm, Salon des Réalités Nouvelles 1976), « Les Bâtisseurs d'Avenir » (200 x 150 cm, 1976), « Fahrenheit 451 » (200x150 cm, Salon des Grands et Jeunes d'Aujourd'hui 1976), « Le Tombeau de Pythagore » (162x130 cm, 1976) ou « Panta rhei » (162x130 cm, 1976).

Incontestablement, nous sommes ici en présence d'oeuvres de peinture pure, sans prétexte anecdotique ni référence naturaliste. En fait, les titres des toiles de Rouillier lui sont le plus souvent suggérés par des amis littérateurs et ont essentiellement une fonction de nomenclature. L'honnêteté intellectuelle oblige néanmoins à reconnaître que l'objectivité absolue est impossible dans l'art du peintre et c'est d'ailleurs précisément par quoi la création artistique se différencie de l'invention technologique. Mais alors, si tout travail d'artiste renvoie nécessairement à une certaine vision de l'univers, livrée consciemment ou inconsciemment par le truchement de la création, quelle est la conception du monde révélée par l'oeuvre de Paul Rouillier ?

Cette vision, ou plus exactement ce reflet de l'intériorité du peintre, se rattache à mon avis à la conception présocratique du sensible et de l'intelligible. Curieusement, par son aspect physique, avec sa barbe fleurie et son perpétuel sourire de sage occidental, Rouillier évoque d'emblée les figures plus ou moins mythiques de ces hommes singuliers, de ces personnalités puissantes qui, à l'aube de la pensée européenne, quand la dichotomie platonicienne n'avait pas encore séparé arché et phusis, avaient vu le monde - comme dans la célèbre cosmologie pythagoricienne - à l'image d'une harmonie intellectuelle, d'une synthèse permanente, à la fois fluide et immuable, entre l'être et le paraître Dans un temps de déchirures et de confusions, quand la contestation permanente pénètre jusqu'au champ clos de la création artistique, un tel apport de sérénité est inestimable.

A Paris, le 30 septembre 1976
J.-P. Simon